Commission sur l’égalité et la non-discrimination
Rapporteur : M. José MENDES BOTA, Portugal, PPE/DC
Renvoi en commission: Doc. 12920, Renvoi 3869 du 25 juin 2012. 2014 – Deuxième partie de session
Résumé
La traite des êtres humains est une ignoble violation des droits humains et l’une des activités les plus rentables pour les organisations criminelles à l’échelle mondiale. Elle a lieu à des fins diverses, y compris le travail forcé, la criminalité et le prélèvement d’organes. En Europe, la traite à des fins d’exploitation sexuelle est de loin la plus répandue: on estime qu’elle concerne 84 % des victimes.
Les efforts engagés pour lutter contre la traite des êtres humains se sont intensifiés pendant la dernière décennie mais demeurent insuffisants. La traite transnationale constituant la partie la plus importante de ce phénomène, l’harmonisation des normes juridiques et une coopération internationale efficace en matière criminelle sont essentielles pour la réussite des activités de lutte contre la traite des êtres humains. Le manque de données fiables et comparables sur la prostitution et la traite en Europe représente un obstacle majeur pour la formulation et l’application de politiques efficaces contre la traite à des fins d’exploitation sexuelle. Créer un système de collecte de données sur la prostitution et la traite au niveau européen est donc crucial. En tant qu’organisation pan-européenne, le Conseil de l’Europe a un rôle important à jouer dans la promotion d’un tel système.
Certains Etats membres du Conseil de l’Europe ont établi une législation et des politiques sur la prostitution visant à combattre la traite en réduisant la demande de victimes. C’est le cas de la Suède ainsi que de l’Islande et de la Norvège. L’«approche suédoise», fondée sur la criminalisation de l’achat de services sexuels, est actuellement en discussion dans les parlements de plusieurs pays européens en tant qu’outil dans la lutte contre la traite. Bien que chaque système présente des avantages et des inconvénients, les politiques interdisant l’achat de services sexuels sont celles qui ont le plus de chances d’avoir un impact positif sur la réduction de la traite des êtres humains. Quelle que soit l’approche juridique adoptée, la législation sur la prostitution devrait inclure des mesures de réduction des risques visant à contrer les impacts négatifs de la prostitution sur les personnes concernées et à soutenir celles qui souhaitent abandonner le commerce du sexe.
A Projet de résolutionNote
1. La traite des êtres humains, une des plus infâmes violations des droits de l’homme, touche chaque année entre 70 000 et 140 000 personnes en Europe. Les filles et les femmes sont touchées de manière disproportionnée, ainsi que les personnes transgenres, mais les hommes et les garçons sont également concernés. Un pourcentage important des victimes sont des citoyens de l’Union européenne, et notamment des femmes de Bulgarie et de Roumanie que la traite destine à l’exploitation sexuelle.
2. L’Assemblée parlementaire est vivement préoccupée par le fait que malgré de nombreux mécanismes et instruments juridiques nationaux et internationaux mis en place pour la combattre, la traite des êtres humains reste non seulement largement répandue en Europe, mais prend même de l’ampleur, tandis que le nombre de condamnations prononcées en la matière diminue. Il faut intensifier les efforts pour mettre un frein à ce fléau en investissant les moyens et les efforts nécessaires en matière de prévention, d’enquêtes et de poursuites, tout en veillant à ce que l’objectif premier des mesures prises reste la libération des victimes de cette forme moderne d’esclavage pour leur rendre leurs droits et leur dignité.
3. Même s’il s’agit de phénomènes distincts, la traite des êtres humains et la prostitution sont étroitement liées. L’on estime qu’en Europe, 84 % des victimes de la traite sont destinées à être contraintes à la prostitution; de même, les victimes de la traite représentent une part importante des travailleurs(euses) du sexe. Etant donné l’absence de statistiques précises et comparables sur la prostitution et la traite, il est difficile d’évaluer précisément l’impact que les diverses réglementations sur la prostitution peuvent avoir sur la traite. Toutefois, comme les deux phénomènes sont étroitement imbriqués, l’Assemblée estime que les lois et les politiques sur la prostitution constituent des outils indispensables de lutte contre la traite.
4. Il conviendrait de mener des recherches et des collectes de données sur la prostitution et la traite dans tous les Etats membres du Conseil de l’Europe. Elles devraient viser à rassembler des informations à l’échelle nationale et être menées sur la base de standards harmonisés à l’échelle européenne afin de garantir la comparabilité des données.
5. La législation et les politiques sur la prostitution varient d’un pays à l’autre en Europe, et vont de la légalisation à des sanctions pénales pour l’ensemble des activités liées à la prostitution ou pour certaines d‘entre elles. En 1999, la Suède a été le premier pays à ériger en infraction pénale l’achat de services sexuels, avec des résultats positifs avérés en termes de réduction de la demande de personnes soumises à la traite. Depuis, d’autres pays se sont engagés sur la même voie ou ont pris des mesures en ce sens. Parallèlement, d’autres Etats membres ont décidé de légaliser tant la vente que l’achat de services sexuels, dans le vain espoir que l’existence d’un secteur légal de travail sexuel en diminue l’attrait pour la criminalité organisée ou puisse améliorer les conditions de travail des travailleurs(euses) du sexe.
6. La prostitution forcée et l’exploitation sexuelle devraient être considérées comme des violations de la dignité humaine et, puisque les femmes représentent une part disproportionnée des victimes, comme un obstacle à l’égalité de genre.
7. La prostitution est un sujet complexe, présentant plusieurs facettes qui doivent être prises en considération. Elle a une incidence sur la santé des travailleurs(euses) du sexe avec des conséquences qui vont d’une exposition accrue aux maladies sexuellement transmissibles, aux risques plus importants de dépendance des drogues et de l’alcool, aux traumatismes physiques et mentaux, à la dépression et autres maladies mentales. La prostitution est souvent liée à des activités criminelles, telles que la petite délinquance et le commerce de drogue. En outre, les organisations criminelles qui contrôlent la traite d’êtres humains sont souvent impliquées dans le trafic de drogue.
8. L’Assemblée reconnaît que, étant donné les différences d’approches juridiques et de sensibilités culturelles, il est difficile de proposer un modèle unique de réglementation de la prostitution qui conviendrait à tous les Etats membres. Elle est néanmoins convaincue que les droits humains devraient être le critère principal dans la conception et l’application des politiques en matière de prostitution et de traite.
9. Indépendamment du modèle choisi, les législateurs et les forces de l’ordre devraient être conscients de leur responsabilité à veiller à ce que les travailleurs(euses) du sexe puissent, là où la prostitution est légalisée ou tolérée, pratiquer leur activité dans la dignité, libres de toute contrainte ou exploitation, et à garantir que les besoins de protection des victimes de la traite soient dûment identifiés et que des mesures adéquates soient prises.
10. Dans la conception et l’application des législations et des politiques sur la prostitution, les pouvoirs publics devraient renforcer la coopération avec la société civile, notamment les organisations non gouvernementales (ONG) qui prêtent assistance aux victimes de prostitution forcée et de traite, puisque celles-ci ne sont pas représentées par les organisations des travailleurs(euses) du sexe.
11. En outre, et dans tous les cas de figure, il convient que les autorités s’abstiennent d’envisager une réglementation de la prostitution pour se dispenser de mettre en place un dispositif complet et spécifique de lutte contre la traite des êtres humains, reposant sur un cadre juridique et politique solide et effectivement mis en œuvre. La coopération internationale, tant bilatérale que multilatérale, peut jouer un grand rôle dans les efforts de lutte contre la traite en raison de la nature transnationale de celle-ci et des intérêts économiques concernés.
12. Considérant ce qui précède, l’Assemblée appelle les Etats membres et observateurs du Conseil de l’Europe et les Etats observateurs et les partenaires pour la démocratie de l’Assemblée parlementaire:
12.1 en ce qui concerne les politiques en matière de prostitution:
12.1.1 à envisager la criminalisation de l’achat de services sexuels, basée sur le modèle suédois, en tant qu’outil le plus efficace pour prévenir et lutter contre la traite d’êtres humains;
12.1.2 à interdire la publicité, y compris déguisée, sur les services sexuels;
12.1.3 à ériger le proxénétisme en infraction pénale, s’ils ne l’ont pas déjà fait;
12.1.4 à établir des centres de conseil offrant aux prostitué(e)s une aide juridique et de santé, indépendamment de leur statut légal ou d’immigration;
12.1.5 à mettre en place des «programmes de sortie» visant à la réhabilitation de celles et ceux qui souhaiteraient quitter la prostitution, en prévoyant une approche globale comprenant des services de santé, tant mentale que physique, l’aide au logement, l’éducation, la formation et l’emploi;
12.1.6 dans les pays où la prostitution a été légalisée:
12.1.6.1 à envisager de porter l’âge minimum légal pour la prostitution à 21 ans;
12.1.6.2 à veiller à ce que l’ensemble de la législation et de la réglementation pertinentes – y compris celles qui concernent la santé et la sécurité, la sécurité sociale et les impôts – soit passé en revue et mis en œuvre de façon efficace, à tous les niveaux de l’administration;
12.1.6.3 à veiller à ce que la réglementation en matière de prostitution s’applique à toutes les formes de commerce du sexe, y compris la prostitution accessible par internet;
12.1.6.4 à appliquer des critères administratifs et techniques stricts pour l’exercice du commerce du sexe, visant à assurer un suivi et des contacts réguliers de l’administration publique avec les établissements de prostitution («système de garde-fous»);
12.1.6.5 à exiger que les informations sur les droits des travailleurs(euses) du sexe ainsi que les contacts des services anti-traite soient affichés de façon visible dans les établissements de prostitution;
12.1.6.6 à échanger des bonnes pratiques afin de réduire les méfaits de la prostitution;
12.1.7 à renforcer la coopération avec la société civile, y compris avec les associations de travailleurs(euses) du sexe et les organisations non gouvernementales qui assistent les victimes de traite et de prostitution forcée, et à les consulter lors de l’élaboration ou de la révision des politiques en matière de prostitution;
12.1.8 à instituer des forces de police spécialisées pour l’application de la réglementation en matière de prostitution et de traite d’êtres humains;
12.2 en ce qui concerne les politiques en matière de traite des êtres humains:
12.2.1 à signer, à ratifier et à mettre en œuvre la Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains (STE n° 197) (s’ils ne l’ont pas déjà fait) et à coopérer pleinement avec son mécanisme de suivi;
12.2.2 à mettre en place des plans d’action sur la traite des êtres humains en impliquant étroitement le parlement dans leur élaboration, leur application et le suivi de leur mise en œuvre;
12.2.3 à doter de moyens adéquats tous les organismes et services œuvrant à la prévention de la traite des êtres humains, ou participant aux enquêtes et aux poursuites;
12.2.4 à renforcer la coopération avec Europol et à augmenter nettement les moyens humains et financiers qui lui sont octroyés;
12.2.5 à créer des centres d’accueil pour les victimes de la traite d’êtres humains;
12.2.6 à instaurer une coopération bilatérale avec les pays d’origine, y compris les pays en voie de développement, dans un souci de prévention de la traite, et à veiller à ce que les victimes renvoyées dans les pays d’origine bénéficient des moyens nécessaires à leur réinsertion sociale;
12.2.7 à renforcer la coopération entre les autorités de lutte contre la traite et les services de répression, d’une part, et les organisations non gouvernementales, d’autre part, dans le cadre des activités anti-traite et d’assistance aux victimes;
12.3 en ce qui concerne les enquêtes et la collecte de données:
12.3.1 à promouvoir les recherches quantitatives et qualitatives sur la prostitution: prévalence, types/marchés de la prostitution, ventilation des personnes impliquées par sexe, âge, origine nationale;
12.3.2 à promouvoir les recherches quantitatives et qualitatives sur la traite des êtres humains: prévalence, pays d’origine, but de la traite, prévalence des victimes parmi les prostitué(e)s;
12.3.3 à charger des organes indépendants d’évaluer régulièrement l’impact de la réglementation en matière de prostitution sur la traite des êtres humains;
12.4 en ce qui concerne la sensibilisation, l’information et la formation:
12.4.1 à sensibiliser davantage, à travers les médias et l’instruction scolaire, notamment les enfants et les jeunes, à une sexualité respectueuse, fondée sur l’égalité de genre et sans violence;
12.4.2 à sensibiliser davantage au lien entre la prostitution et la traite des êtres humains au moyen de campagnes d’information visant le grand public, la société civile et les établissements d’enseignement;
12.4.3 à mettre en place plus de programmes de formation sur la prostitution et la traite à l’intention des forces de l’ordre, des magistrats, des travailleurs sociaux et des professionnels de la santé publique.
B Exposé des motifs, par M. Mendes Bota, rapporteur
1 Introduction
1. En août 2013 à Valence (Espagne), la police a libéré une femme roumaine et son fils de huit ans qui étaient captifs de trafiquants d’êtres humains. La femme était contrainte à la prostitution et son enfant était tenu prisonnier pour l’empêcher de s’enfuir. L’enfant était maintenu enfermé dans une petite pièce non aérée dans de mauvaises conditions d’hygiène. Après avoir été libérée, la femme a dû rester sous observation à l’hôpital pendant 24 heures à cause des violences sexuelles et physiques qu’elle avait subies. La police a arrêté trois membres de l’organisation criminelleNote. En même temps, une opération de police similaire a eu lieu à Madrid pour libérer les enfants de deux femmes nigérianes qui étaient contraintes de travailler comme prostituées en France. Les mineurs étaient tenus captifs pour s’assurer de l’obéissance de leurs mèresNote.
2. La traite des êtres humains fait quotidiennement l’objet de gros titres dans la presse. Ces informations nous rappellent que, bien que formellement aboli depuis longtemps en Europe, l’esclavage est réapparu sous la forme de la traite des êtres humains. Lorsque l’on voit une prostituée dans la rue, il faut savoir qu’il y a de fortes chances pour qu’il s’agisse d’une victime de la traite qui est battue, violée et contrainte à se vendre dans des conditions inhumaines.
3. Bien que les données soient peu nombreuses et pas toujours comparables, toutes les estimations s’accordent à indiquer qu’il existe un lien étroit entre la prostitution et la traite des êtres humains. En Europe, l’écrasante majorité des victimes de la traite le sont à des fins d’exploitation sexuelle et une grande partie des travailleurs(euses) du sexe sont des victimes de la traite. Compte tenu de ce lien, il est légitime de s’interroger sur les politiques en matière de prostitution qui pourraient contribuer à enrayer la traite des êtres humains.
4. La proposition à l’origine de ce rapport répondait clairement à cette question en affirmant que la criminalisation de l’achat de services sexuels est la politique la mieux à même de réduire la demande de victimes de traite pour des fins d’exploitation sexuelle et, par conséquent, la traite des êtres humainsNote.
5. Lorsque j’ai été nommé rapporteur, j’ai indiqué clairement que je m’attellerais à cette tâche sans idées préconçues en enquêtant sur le sujet, en consultant plusieurs experts et en évaluant différentes politiques afin de pouvoir, seulement à la fin de ce processus, exprimer mon accord ou mon désaccord avec la solution préconisée dans la proposition.
6. En vue de la préparation de ce rapport, la commission sur l’égalité et la non‑discrimination a organisé un échange de vues avec M. Nicolas Le Coz, président du Groupe d’experts sur la lutte contre la traite des êtres humains (GRETA)Note, et le Réseau parlementaire pour le droit des femmes de vivre sans violence a organisé une audition sur la traite des êtres humains et la prostitution au cours de laquelle deux jeunes femmes ayant été victimes de la traite à des fins de prostitution sont venues témoigner, ainsi que la représentante d’une organisation de travailleurs(euses) du sexeNote. En janvier 2014, la commission a organisé une audition sur les développements récents sur ce thème en France, avec la participation de Mme Irène Aboudaram de Médecins du Monde et de M. Grégoire Théry, Secrétaire Général du Mouvement du Nid. Lors de la même partie de session de l’Assemblée parlementaire, le Réseau parlementaire pour “le droit des femmes de vivre sans violence” et le Réseau de parlementaires de référence pour combattre la violence sexuelle à l’égard des enfants ont organisé une audition sur l’exploitation sexuelle des filles, avec la participation de Mme Livia Anonisanu, Directrice du Centre pour le partenariat et l’égalité (Roumanie), et Mme Roshan Heiler, Directrice du centre de conseil SOLWODI (Allemagne).
7. J’ai également mené des visites d’information en Suède (21-22 mai 2013), en Allemagne (13-14 juin 2013), en Suisse (25-26 septembre 2013) et aux Pays-Bas (14-15 novembre 2013). Je remercie I’ensemble des personnes avec lesquelles je me suis entretenu pour leur comportement coopératif et leur aptitude à échanger ouvertement des idées sur un sujet aussi difficile. Outre des acteurs nationaux, j’ai eu la possibilité de rencontrer des représentants de plusieurs organisations et agences internationales, notamment le Haut‑Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme, l’Organisation internationale des migrations et Europol, qui m’ont fourni des informations utiles.
8. Au moment de la rédaction de ce rapport, plusieurs Etats membres du Conseil de l’Europe passent en revue leurs politiques et leur législation en matière de prostitution, ou leur mise en œuvre. Ces débats nationaux montrent la complexité du problème: la prostitution constitue en elle‑même un sujet délicat et source de divisions, étant considérée par certains comme un emploi, et par d’autres comme une atteinte à la dignité des femmes. Les textes de loi sur la prostitution et la traite des êtres humains ne sont pas toujours appliqués de manière efficace ou cohérente. Les ressources allouées à la lutte contre la traite sont largement insuffisantes. A cela s’ajoute la question de la coexistence de la prostitution volontaire et forcée, et des droits et conditions de travail des travailleurs(euses) du sexe dans les pays où la prostitution est légale ou tolérée.
9. Le présent rapport a pour but de contribuer aux débats en cours à l’échelon national en offrant un point de vue comparatif: j’y examine les politiques en matière de prostitution adoptées dans différents Etats membres du Conseil de l’Europe et évalue leurs effets sur la réduction de la traite des êtres humains, en m’abstenant de toute considération morale au sujet de la prostitution.
2 La traite des êtres humains: une forme moderne d’esclavage en Europe
10. La traite des êtres humains est souvent considérée comme une forme d’esclavage moderne. Il ne s’agit pas là d’une formule de rhétorique mais d’une description exacte de la situation, comme l’a indiqué Iva en partageant sa terrible expérience avec les membres du Réseau de l’Assemblée parlementaire pour le droit des femmes de vivre sans violence:
«Mon histoire, c’est l’erreur d’avoir fait confiance à de mauvaises personnes»
«Je m’appelle Iva, je suis originaire de Bulgarie et je suis une victime de la traite. J’avais depuis deux ans une relation avec un homme en Bulgarie lorsqu’il m’a dit que je pourrais trouver un bon emploi aux Pays-Bas. Ma famille était pauvre. Je n’avais pas de travail. J’avais 16 ans. Je lui ai dit d’accord. Je lui faisais confiance.
Lorsque je suis arrivée aux Pays-Bas, une femme était censée m’attendre mais deux hommes étaient là. Ils m’ont emmenée dans un endroit inconnu, m’ont violée et ont pris mon passeport. Le proxénète m’avait fait faire des papiers de travail. Ils m’ont obligée à me prostituer en me disant que, si je refusais, ils tueraient ma famille. Alors j’ai commencé à travailler. Je voulais m’enfuir mais ne pouvais pas. Ils avaient pris des photos de moi avec les clients et disaient qu’ils les montreraient à mes parents. Alors j’ai continué pendant cinq ans.»
11. Il y a des milliers d’Iva en Europe. En plus des formes de violence et d’humiliation qu’elle a racontées, une panoplie d’autres vexations sont alors utilisées par les trafiquants et les proxénètes pour contrôler leurs victimes. Dans de nombreux cas des femmes sont contraintes de figurer dans des films pornographiques. Souvent, ces films sont alors utilisés pour menacer les victimes. Si elles essayent d’échapper à leur esclavage, les films pourraient être transmis à leur communauté d’origine, compromettant leur réputation et la respectabilité de toute leur famille.
12. La traite des êtres humains est une infâme violation des droits humains. Elle est exercée à des fins diverses, notamment le travail forcé, la criminalité, la mendicité et le prélèvement d’organes. Toutefois, dans la grande majorité des cas, elle a pour but l’exploitation sexuelle et la prostitution forcée: elle vise principalement des jeunes filles et des femmes recrutées de force ou frauduleusement pour l’industrie du sexe, comme Iva. Les victimes sont piégées dans un système dont il est extrêmement difficile de sortir: elles hésitent à demander de l’aide aux autorités, par crainte d’être expulsées ou d’être victimes de représailles contre elles-mêmes ou leur famille.
13. De même que l’esclavage autrefois, la traite des êtres humains implique l’exploitation des victimes et ses dimensions économiques sont très importantes. A l’échelle mondiale, le produit de la traite des êtres humains, toutes finalités confondues, est estimé à un total de $US 32 milliards par an (estimation de l’OIT, 2005). Comme indiqué plus haut, la traite à des fins d’exploitation sexuelle reste la plus importante: les estimations de l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC) indiquent que, sur ces 32 milliards, 28 sont générés par la traite à des fins sexuelles. Si les deux tiers des victimes signalées de la traite sont des femmes, la proportion des femmes et des jeunes filles est encore plus élevée dans les cas de traite à des fins d’exploitation sexuelle. L’estimation mondiale de l’OIT pour 2012 parle de 20,9 millions de victimes du travail forcé, dont 22 % (4,5 millions) pour l’exploitation sexuelle et 68 % (14,2 %) pour le travail.Note
14. En Europe, le produit de la traite à des fins d’exploitation sexuelle ou d’exploitation par le travail est estimé à $US 2,5 milliards par an et l’on dénombre entre 70 000 et 140 000 victimes chaque année. La traite à des fins d’exploitation sexuelle représente 84 % des victimesNote.
15. Les efforts engagés pour lutter contre la traite des êtres humains se sont intensifiés pendant la dernière décennie mais ils demeurent largement insuffisants. La Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains (STE n° 197) est le principal instrument juridique européen de coopération internationale contre la traite. Elle repose sur une approche fondée sur les droits de l’homme et accorde une place centrale aux victimes. Elle s’applique à toute forme de traite des êtres humains, quels que soient l’âge et le sexe des victimes, que la traite soit liée à la criminalité organisée ou non, qu’elle ait lieu à l’intérieur d’un même pays ou entre pays. Le GRETA, son organe indépendant de suivi, a presque achevé le premier cycle de suivi de la convention et a adopté des rapports et des recommandations par pays visant à aider les Etats Parties à renforcer leur action dans ce domaine.
16. La traite transnationale constituant la partie la plus importante de ce phénomène, l’harmonisation des normes juridiques et la coopération internationale efficace dans le domaine pénal sont essentielles pour la réussite des activités de lutte contre la traite des êtres humains. C’est pourquoi je me joins à M. Nicolas Le Coz, président du GRETA, pour demander aux quelques pays européens qui n’ont pas ratifié la convention de le faire rapidement, car l’existence d’espaces non couverts sur la carte aide les criminels à échapper à la justice et laisse les victimes insuffisamment protégées. A ce jour, la convention n’a pas encore été ratifiée par l’Estonie et la Turquie. Le Parlement grec a récemment voté la ratification et devrait prochainement déposer l’instrument correspondant. Quatre Etats membres du Conseil de l’Europe (République tchèque, Liechtenstein, Monaco et Fédération de Russie) ne l’ont même pas signée.
17. Parallèlement au Conseil de l’Europe, l’Union européenne a développé un cadre sur la traite des êtres humains, qui repose sur la Directive 2011/36/UE du Parlement européen et du Conseil du 5 avril 2011 concernant la prévention de la traite des êtres humains et la lutte contre ce phénomène ainsi que la protection des victimes et la Communication de la Commission européenne sur «La stratégie de l’UE en vue de l’éradication de la traite des êtres humains 2012-2016». Ces deux instruments suivent une approche fondée sur les droits de l’homme et sont axés sur la protection, l’aide et le soutien des victimes. Leur point faible, cependant, se situe au niveau de la mise en œuvre.
18. En avril 2013, la commissaire Cecilia Malmström a présenté le rapport de la Commission européenne sur la traite des êtres humains, qui s’appuie sur les données des 28 Etats membres de l’Union européenne, ainsi que l’Islande, le Monténégro, la Norvège, la Serbie, la Suisse et la Turquie, pour la période 2008-2010Note. Ce rapport révèle une tendance inquiétante: l’augmentation de 18 % des cas de traite des êtres humains, accompagnée pendant la même période d’une diminution de 13 % du nombre de condamnations de trafiquants. La majorité des cas identifiés ou présumés relèvent de la traite à l’intérieur de l’Union européenne: 61 % des victimes de la traite sont des ressortissants de l’Union européenne. Plusieurs de mes interlocuteurs en Allemagne, en Suisse et aux Pays Bas ont indiqué que l’élargissement de l’Union européenne en 2007 a marqué une étape importante, puisque la plupart des victimes de traite provient de Bulgarie et de Roumanie. On estime que les filles et femmes roumaines et bulgares représentent 85 % des victimes de la traite en AllemagneNote. Lors de la réunion de la commission sur l’égalité et la non-discrimination à Madrid les 16 et 17 septembre 2013, le ministre de l’Intérieur, M. Jorge Fernández Díaz, a confirmé que les ressortissants roumains – principalement des filles et des femmes – constituent le groupe le plus important de victimes de la traite en Espagne.
19. On peut espérer que ces données inquiétantes aient donné l’alarme aux autorités. En novembre 2013, le nombre d’Etats membres de l’Union européenne ayant annoncé la pleine transposition de la directive anti‑traite dans leur droit interne a atteint la vingtaine. La Commission européenne a ensuite demandé officiellement à Chypre, à l’Espagne, à l’Italie et au Luxembourg d’assurer le plein respect de leurs obligations au titre de la directiveNote.
20. En mai 2013, la Commission européenne a également lancé la Plateforme européenne de la société civile de lutte contre la traite des êtres humains, qui regroupe des organisations de la société civile actives dans le domaine de la protection des victimes dans les Etats membres de l’Union européenne. Cette plateforme est conçue pour servir de forum permanent permettant aux organisations de la société civile d’échanger des pratiques et de renforcer la coopération au niveau de l’Union européenne. Cela me semble un pas en avant positif, car la société civile a un rôle essentiel à jouer pour s’occuper des victimes de la traite et porter les situations préoccupantes à l’attention des autorités. Le développement des synergies en ce domaine ne peut que contribuer à améliorer l’efficacité des efforts engagés pour lutter contre la traite des êtres humains.
21. Le 4 février 2014, la Commission sur les droits de la femme et égalité des genres du Parlement Européen a publié un rapport sur l’exploitation sexuelle et la prostitution et leurs conséquences sur l’égalité entre les hommes et les femmes et il attribue une grande importance au lien entre la prostitution et la traite à des fins d’exploitation sexuelle. Le rapport prend nettement position en faveur du modèle nordique de législation en matière de prostitution, en le présentant comme l’outil les plus efficace pour combattre la traite d’êtres humains à des fins d’exploitation sexuelle et pour améliorer l’égalité de genre.
22. Des ressources, cependant, sont indispensables pour obtenir des résultats tangibles. Lors de ma visite d’information aux Pays-Bas, j’ai pu rencontrer un policier détaché auprès d’EUROPOL qui est responsable de la division des crimes graves organisées de l’organisation, M. Sergio D’Orsi. EUROPOL recueille et traite des données sur les activités de police dans les Etats membres. L’information traitée est ensuite mise à la disposition des polices nationales afin de soutenir et faciliter leurs activités. Bien qu’EUROPOL soutienne les activités des polices nationales de manière compétente et efficace, l’organisation pourrait certainement bénéficier de ressources financières et humaines supplémentaires. A peine six agents travaillent sur des affaires de traite des êtres humains. Etant donné le nombre important et croissant de cas de traite en Europe, augmenter le personnel travaillant dans ce domaine me paraît une priorité. J’espère que cela sera fait dans le cadre du renforcement prévu des fonctions d’EUROPOL, tel qu’envisagé dans un nouveau projet de règlementNote.
3 Politiques en matière de prostitutionNote
23. La question principale à laquelle ce rapport cherche à répondre est de savoir si une approche juridique particulière de la prostitution peut contribuer effectivement à réduire la traite des êtres humains. C’est pourquoi il me paraît nécessaire de présenter brièvement les différentes options en vigueur aujourd’hui dans les Etats membres du Conseil de l’Europe. Il existe deux approches opposées: celle de la légalisation et celle de la pénalisation. Toute une série de systèmes combinent plus ou moins les deux approches.
3.1 Légalisation
24. Cette approche se fonde sur la règlementation de la prostitution par l’Etat. La prostitution est légale sous certaines conditions et est considérée comme un travail comme les autres. En conséquence, les travailleurs(euses) du sexe sont protégé(e)s par la réglementation en matière de santé, de sécurité et de travail. Parmi les pays ayant adopté cette approche figurent (chacun avec leurs spécificités) l’Autriche, l’Allemagne, la Grèce, les Pays-Bas, la Suisse et la Turquie.
25. Il existe une forme de légalisation parfois dénommée dépénalisation. Dans ce cas, aucune règle en matière de prostitution n’est prévue et seule la législation générale (sur les conditions de travail, la santé, la sécurité etc.) s’applique. Il n’y a pas d’exemple de dépénalisation en Europe (la Nouvelle-Galles du Sud en Australie et la Nouvelle-Zélande suivent cette approche).
3.2 Pénalisation
26. La pénalisation rend illégales la prostitution ou certaines activités apparentées qui sont punissables par la loi. Il existe différentes catégories de systèmes, que l’on peut classer en deux groupes:
- les systèmes prohibitionnistes, qui interdisent la prostitution en criminalisant tous les aspects – y compris la vente de services sexuels – et toutes les personnes qui y sont associées. Un certain nombre de pays européens ont choisi cette voie, notamment l’Albanie, la Croatie, la Roumanie, la Fédération de Russie, la Serbie et l’Ukraine;
- les systèmes abolitionnistes, où la vente de services sexuels n’est pas répréhensible mais où certaines ou toutes les activités qui y sont associées le sont. Dans ce modèle,
- la sollicitation, le proxénétisme, le racolage et toute autre activité liée à la prostitution constituent des infractions pénales. Parmi les pays ayant adopté cette approche figurent (là encore avec des spécificités) la Belgique, la France (bien qu’une réforme radicale soit en cours de discussion), l’Italie, l’Espagne, la Pologne, le Portugal et le Royaume-Uni;
- l’achat de services sexuels est érigé en infraction pénale en Suède, Norvège et Islande en sus des actes susmentionnés ou de certains d’entre eux.
27. Il convient de souligner que, dans les systèmes prohibitionnistes, les prostitué(e)s peuvent être poursuivi(e)s pour la vente de services sexuels. Dans les systèmes abolitionnistes, la vente de services sexuels n’est pas une infraction et, par conséquent, les prostitué(e)s ne sont pas pénalement responsables. D’importantes différences existent entre les Etats membres du Conseil de l’Europe quant à la rigueur de l’application de la législation pertinente.
28. Je ne pense pas personnellement que la pénalisation de la vente de services sexuels constitue une approche valide: elle risque de sanctionner les personnes contraintes à la prostitution par d’autres ou par leur situation personnelle, et de dissuader les victimes de la traite et de l’exploitation de faire appel aux autorités. Cette politique n’est pas, à mon avis, conforme à l’approche axée sur les victimes de la Convention du Conseil de l’Europe contre la traite des êtres humains.
4 Impact de la légalisation sur la traite: études de cas
4.1 Allemagne
4.1.1 Politique en matière de prostitution
29. Le principal texte législatif régissant la prostitution en Allemagne est la loi sur la prostitution, qui est entrée en vigueur le 1er janvier 2002Note. Cette loi établit le principe selon lequel la prostitution ne doit plus être considérée comme une activité immorale. En conséquence, le travail sexuel devient une activité rémunérée comme une autre, soumise à l’imposition par l’Etat, à des règles d’hygiène et de sécurité et à la protection des droits des travailleurs.
30. Les principaux objectifs de la loi sur la prostitution étaient d’une part d’améliorer le statut juridique et social des prostitué(e)s et leurs conditions de travail, d’autre part de «couper l’herbe sous le pied aux activités criminelles qui accompagnent la prostitution»Note.
31. La loi de 2002 laisse aux différents Etats fédérés (Länder) le soin de réglementer certains aspects liés au travail sexuel dans leurs législations respectives (comme la législation relative au commerce). En outre, les autorités locales conservent certaines compétences, notamment le droit de créer des «zones d’exclusion» où le travail sexuel ne peut pas être pratiqué.
32. En dépit de l’adoption de la loi sur la prostitution, la situation sur le terrain est compliquée: une grande partie de la législation pertinente, y compris la législation relative au commerce, n’a pas été amendée en conséquence; les autorités compétentes n’ont pas reçu de directives uniformes sur la possibilité d’enregistrer ou non – et dans quelle catégorie – les maisons closes comme entreprises commerciales au titre de la législation sur le commerce, ce qui fait que les pratiques diffèrent d’un Land à l’autreNote. Les questions de protection de la sécurité et de l’ordre publics sont aussi dévolues aux Länder dont les lois de police spécifiques se traduisent par des pratiques différentes en matière de réglementation de la prostitution.
33. Au cours de l’audition organisée à Strasbourg le 29 janvier 2014, Mme Roshan Heiler, une représentante de l’ONG Solwodi, a expliqué qu’un des aspects de la législation allemande actuelle qui est souvent critiqué est qu’elle empêche la police intervenir. Avant l’entrée en vigueur de cette loi, les travailleurs(euses) du sexe pouvaient être interpellé(e)s et emmené(e)s au poste de police, ce qui offrait aux victimes de la traite et de la prostitution forcée une occasion de dénoncer leur situation. Ce n’est plus possible dans le cas de la nouvelle réglementation, notamment pour les travailleurs(euses) du sexe originaires de Bulgarie et de Roumanie qui sont désormais des citoyens de l’Union européenne et ont le droit de vivre et de travailler en Allemagne. En dépit de ces limitations, comme Mme Heiler l’a souligné, la police a le droit d’accéder aux établissements de prostitution et d’effectuer des activités de contrôle sans un mandat ou une autorisation. La fréquence et l’efficacité de tels contrôles dépend largement des ressources mis à disposition des forces de l’ordre, qui à son tour reflètent le niveau de priorité politique attribué à la lutte contre la traite par les pouvoirs publics.
Quelques chiffres:400 000: nombre estimé de prostitué(e)s travaillant en Allemagne1 million: nombre estimé de clients par jour44: nombre de travailleurs du sexe couverts par les assurances sociales636: nombre d’affaires de traite ayant donné lieu à des poursuites judiciaires en 2011(–30% par rapport à 2001) |
4.1.2 Effets sur la traite
34. Pendant ma visite d’information en Allemagne, tous mes interlocuteurs, en particulier mes homologues parlementaires ont convenu, à de très rares exceptions près, que le cadre juridique relatif à la prostitution devait être modifié, car il est clair qu’il ne remplit pas ses objectifs principaux. Le gouvernement formé en Allemagne après ma visite a annoncé son intention de réexaminer la législation de 2001Note.
35. Les avis diffèrent sur la question de savoir si la loi sur la prostitution a contribué à réduire la criminalité: les sources officielles affirment que la traite des êtres humains diminue, la Police criminelle fédérale (BKA) indiquant que 636 affaires de traite ont donné lieu à des poursuites en 2011, ce qui représente un tiers de moins qu’il y a 10 ans. La presse, cependant, déclare que la traite des êtres humains à des fins d’exploitation sexuelle a augmenté: la baisse des chiffres serait due à la diminution du nombre d’enquêtesNote. Selon Der Spiegel, les agents des organes de répression travaillant dans les quartiers de prostitution n’ont pratiquement pas accès aux maisons closes: la prostitution étant légale, les inspections de police doivent être justifiées par des motifs spécifiques. A cause de l’absence de tels motifs, un certain nombre de cas de traite ne sont pas détectés alors que, dans les maisons closes, travaillent côte-à-côte des personnes ayant volontairement opté pour la prostitution et d’autres qui y sont contraintes, dont beaucoup sont aussi des victimes de la traite.
36. Le rapport publié en 2007 par le gouvernement allemand sur les conséquences de la loi sur la prostitution, tout en reconnaissant que certains des résultats attendus de la loi n’ont pas été atteints, dément l’idée que cette loi a rendu plus difficiles les poursuites pour infraction de traite des êtres humains et d’autres infractions liées à la prostitutionNote.
4.1.3 Enseignements: la légalisation n’est pas en elle‑même un moyen de réduire la traite et elle ne garantit pas l’amélioration des conditions de travail des travailleurs(euses) du sexe
37. L’Allemagne a été qualifiée de «la plus grande maison close d’Europe» en raison de la taille du secteur commercial des services sexuels dans ce pays. Plusieurs articles publiés récemment dans le grand magazine d’information Der Spiegel dénoncent le fait que, depuis la loi sur la prostitution, l’Allemagne est aussi devenue une destination de tourisme sexuel pour différents pays européens et pas seulement des pays frontaliers. Le marché intérieur est également très important: «On peut estimer que, tous les jours en Allemagne, environ 400 000 prostituées fournissent des services sexuels à un million d’hommes»Note.
38. Contrairement à l’un des principaux buts déclarés de la loi, les conditions des travailleurs(euses) du sexe se sont détériorées à bien des égards, remettant en cause leur dignité humaine. Alors que la loi visait à leur donner entièrement droit aux assurances sociales, aux régimes de retraite et à d’autres prestations, seulement 44 travailleurs(euses) du sexe, semble‑t‑il, sont inscrit(e)s aux assurances sociales. Les sociétés d’assurance‑santé privées refuseraient d’accepter des prostitué(e)s comme client(e)s à des tarifs raisonnables à cause des risques liés à leur travailNote.
39. Les travailleurs(euses) du sexe deviennent de simples marchandises soumis(e)s à la loi élémentaire du marché de l’offre et de la demande; les propriétaires et les gérants de maisons closes essaient d’en tirer le plus grand bénéfice possible. Il est ironique de constater que le cadre juridique actuel leur facilite la tâche. Les contrats de prostitution étant légalement valides, dans de nombreux cas, les propriétaires de maisons closes sont simplement tenus de verser aux prostitué(e)s un salaire quotidien, quel que soit le nombre de clients qu’ils (elles) serventNote. Cela a amené certaines maisons closes à offrir un «tarif forfaitaire»: pour une somme fixe, les clients peuvent avoir des relations sexuelles avec autant de prostitué(e)s qu’ils le veulent. D’après le magazine Der Spiegel, certains clients qui avaient payé entre 70 et 100 euros dans l’une de ces maisons closes à Stuttgart se sont plaints qu’au bout d’un moment, «les femmes n’étaient plus bonnes à utiliser». Le gouvernement actuel a annoncé que, dans le cadre de la révision de la législation de 2001, qui devrait débuter en avril 2014, les maisons closes se verraient interdire de proposer des forfaits.Note
40. Andrea Weppert, une assistante sociale de Nuremberg qui s’occupe de prostituées depuis plus de 20 ans, a déclaré au Spiegel que le nombre total de prostitué(e)s a triplé pendant cette période. Plus de la moitié des travailleurs(euses) du sexe n’ont pas de domicile fixe et se déplacent d’une ville à l’autre, afin de bénéficier de leur nouveauté dans chaque ville et de pouvoir ainsi gagner plus d’argent.
41. Selon une ex-travailleuse du sexe qui écrit sous le pseudonyme de Doris Winter, un grand nombre de prostituées vivent dans les chambres où elles travaillent. Elles ne rentrent pas chez elles après le travail ou, autrement dit, n’ont pas de logement à elles.
42. En Allemagne comme ailleurs, j’ai eu l’occasion d’entendre des avis différents sur la question de savoir si la prostitution peut ou non être volontaire. Seules quelques travailleuses du sexe et de rares personnes travaillant pour leurs organisations affirment que la prostitution peut découler d’un choix libre. Après m’être entretenu avec ces personnes et celles qui travaillent dans les organisations aidant les victimes de la traite et les travailleurs(euses) du sexe qui cherchent à sortir de la prostitution, je suis enclin à penser que la prostitution volontaire, libre et indépendante – exempte d’exploitation – n’est guère qu’un mythe, car elle concerne à peine une petite minorité de travailleurs(euses) du sexe.
43. Les représentants des ONG que j’ai rencontrés à Berlin (Neustart, International Justice Mission, Solwodi) partagent mon avis. Mme Béatrice Mariotti de Solwodi a déclaré que 80% des cas relèvent de ce qu’on peut appeler une «zone grise»: la plupart des travailleurs(euses) du sexe ne sont pas à proprement parler «contraint(e)s» mais sont soumis(es) à de fortes pressions et n’ont pas d’alternative. Ces pressions peuvent provenir d’un partenaire ou même de leur famille, qui les envoie à l’étranger pour travailler et envoyer de l’argent.
44. L’ONG Neustart gère un café situé dans un quartier de prostitution qui est ouvert aux travailleurs(euses) du sexe. L’idée est de proposer à ces personnes, qui souffrent avant tout de l’isolement, un lieu agréable où se rencontrer et une boisson chaude. Pour celles qui sont victimes de la traite ou ont été contraintes à la prostitution, venir dans ce café peut être l’occasion de se confier et de chercher à obtenir de l’aide.
45. Les contacts que j’ai eus en Allemagne avec les autorités et la société civile ont confirmé mon impression que tant la condition des travailleurs(euses) du sexe que l’incidence de la traite des êtres humains dans le pays se sont aggravées pendant les dix dernières années.
46. Je n’interprète pas cette évolution comme une conséquence directe de la loi sur la prostitution de 2001, bien qu’il est évident que cette loi a manqué ses objectifs. La situation en Allemagne montre à mon avis que le fait de légiférer sur la prostitution ne contribue pas automatiquement à réduire la traite des êtres humains. Même lorsque la prostitution est légalisée, il est essentiel que les autorités investissent les moyens nécessaires aux enquêtes et aux poursuites dans les affaires de traite.
47. En outre, mettre en avant le principe selon lequel «la prostitution est une activité comme les autres» ne garantit pas automatiquement l’amélioration des conditions de travail des travailleurs(euses) du sexe. Il faut réexaminer la législation et la réglementation pertinentes et assurer leur mise en œuvre efficace, y compris au moyen d’inspections et de contrôles réguliers.
L’histoire de CoraNoteDans certains cas, les filles sont envoyées par leur propre famille, comme Cora de Moldova. La jeune fille de vingt ans enfonce les mains dans les poches de sa veste à capuchon; elle porte des pantoufles en peluche sur lesquelles sont cousus de grands yeux. Cora vit dans un foyer géré par un centre roumain d’aide aux victimes des trafiquants d’êtres humains. En Moldova, lorsque les filles atteignent 15 ou 16 ans, explique la psychologue de Cora, il est fréquent que leurs frères ou leur père leur disent: «Putain, va gagner un peu d’argent.» Les frères de Cora ont amené leur sœur, une jeune fille attrayante et aux bonnes manières, dans une boîte de nuit de la ville voisine. Son travail se limitait à servir les boissons mais elle y a rencontré un homme qui avait des contacts en Roumanie. «Il m’a dit que je pourrais gagner bien plus d’argent dans les boîtes là-bas». Cora est partie avec lui, d’abord en Roumanie puis en Allemagne. Après avoir été violée pendant une journée entière à Nuremberg, dit-elle, elle avait compris ce qu’on attendait d’elle. Elle a travaillé dans une maison close de Frauentormauer, l’un des plus anciens quartiers de prostitution d’Allemagne. Elle recevait les hommes dans sa chambre, jusqu’à 18 heures par jour, dit-elle. Des policiers fréquentaient la maison close comme clients. «Ils n’ont rien remarqué, ou bien ils s’en fichaient.» La veille de Noël 2012, les clients étaient très nombreux. Cora raconte que son souteneur a exigé qu’elle travaille 24 heures d’affilée; lorsqu’elle a refusé, il l’a blessée au visage avec un couteau. La blessure saignait si abondamment qu’elle a été autorisée à se rendre à l’hôpital. Un client dont elle connaissait le numéro de téléphone portable l’a aidée à s’enfuir en Roumanie où Cora a porté plainte contre son bourreau. Elle dit que celui‑ci l’a appelée récemment en menaçant de la retrouver. |
4.2 Suisse
4.2.1 Prostitution
48. En Suisse, la prostitution est légale et en principe considérée comme une forme ordinaire d’activité économique. En tant que telle, elle est soumise à l’impôt et aux cotisations de sécurité sociale. Cette question relève de la compétence des cantons. La réglementation relative à l’exercice de la prostitution est cantonale et municipale. Au niveau national, le Code pénal suisse de 1942 prévoit des amendes pour quiconque viole la réglementation cantonale et municipale. En outre, son article 195 (encouragement à la prostitution) interdit le fait de pousser une personne à se prostituer contre sa volonté ou de l’empêcher d’en sortir, entravant par là sa liberté d’action.
49. La réglementation relative à la prostitution varie d’un canton à l’autre. En règle générale, elle vise principalement à améliorer les conditions de travail des travailleurs(euses) du sexe et à limiter les effets négatifs du commerce du sexe dans la zone où celui-ci est pratiqué. La police locale chargée de la surveillance du commerce et de l’industrie supervise également les activités du commerce sexuel.
50. En septembre 2013, peu avant ma visite d’information, le Parlement suisse a relevé l’âge légal minimum des travailleurs(euses) du sexe de 16 à 18 ans en rendant punissable l’achat de services sexuels fournis par des mineurs. Les prostitué(e)s agé(e)s de 16 à 18 ans ne seront pas sanctionné(e)s mais les personnes qui paient pour des relations sexuelles avec des mineurs pourront être condamnées à une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à trois ans. De plus, toute personne favorisant la prostitution de mineurs, y compris les proxénètes et les gérants de maisons closes ou de services d’escorte, dans le but d’en tirer un avantage lucratif, pourra être condamnée à une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à 10 ans.
51. Un débat est en cours actuellement sur la nécessité de réviser la législation en vigueur sur la prostitution. La plupart des ONG travaillant dans ce domaine sont favorables à la réglementation actuelle, qui leur permet de plus facilement accéder aux victimes de la traite et de mener leurs activités de protection et d’enregistrement, en collaboration avec les forces de l’ordre et le système judiciaire. D’autres ne sont pas du même avis. Mme Irene Hirzel, de Christliche Ostmission, par exemple, m’a déclaré que la nécessité d’imposer des limites plus strictes à la prostitution est de plus en plus reconnue. Criminaliser l’achat de services sexuels est en outre considéré par certains comme le moyen le plus efficace de combattre la traite des êtres humains.
52. Une consultation du public a été lancée en 2012 sur la possibilité d’abolir le statut d’artiste de cabaret, qui peut être accordé à des personnes extérieures à l’UE/AELE pour travailler dans des boîtes de nuit en Suisse pendant une période limitée. Les artistes de cabaret sont particulièrement exposé(e)s à la traite et à la prostitution forcée, en violation de leur contratNote. Ces dernières années, de nombreux cantons suisses ont cessé d’accorder ce statut pour empêcher les abus. L’opinion publique et la société civile suisses sont partagées sur la question. J’estime que les autorités nationales devraient tout simplement abolir ce statut, étant donné qu’il ouvre la porte aux abus commis par le crime organisé.
53. Au cours de ma visite, j’ai pu également rencontrer Mme Marianne Streiff-Feller, une parlementaire suisse qui a déposé une proposition («Postulat») pour évaluer la faisabilité d’une réforme de la législation suisse sur la prostitution qui reposerait sur l’incrimination des clients. Un rapport relatif à ce proposition est en cours de préparation. Il contiendra la position du Conseil fédéral sur la question d’une telle interdiction en Suisse.
4.2.2 Traite des êtres humains
54. La traite des êtres humains est réprimée sous les trois formes internationalement reconnues (exploitation sexuelle, exploitation du travail et en vue du prélèvement d’organes) par l’article 182 du Code pénal. Selon le Service suisse de coordination contre la traite d’êtres humains et le trafic de migrants (SCOTT ou KSMM), il n’existe pas de statistiques nationales car les contrôles relèvent de la compétence cantonale. En outre, les différences de réglementation entre cantons font qu’il est impossible de collecter des données comparablesNote. Malgré cela, en 2013, le Commissariat «Traite d’êtres humains/trafic de migrants» de l’Office fédéral de la police (Fedpol) a recensé 396 cas (dossiers de coordination nationaux et internationaux) liés à la traite d’êtres humains. La plupart des victimes étaient originaires d’Europe de l’Est (Roumanie, Hongrie et Bulgarie), mais aussi de l’Asie (principalement la Thaïlande et la Chine), de l’Amérique du sud (Brésil) et de l’Afrique (Nigeria)Note.
55. En 2012, la SCOTT a approuvé un plan d’action national de lutte contre la traite des êtres humains pour la période 2012-2014. Le plan définit la stratégie globale de lutte contre la traite des êtres humains en Suisse et se fonde sur les dispositions de la Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains. Il précise également les tâches et les responsabilités des agences cantonales et fédérale dans la lutte contre la traite des êtres humains, et de contribuer à la mise en œuvre des obligations et recommandations internationales émanant des organes de surveillance compétents. Le plan repose sur le principe selon lequel la lutte contre la traite des êtres humains ne se limite pas à la poursuite des auteurs de crimes, mais constitue en fait «un défi transversal devant lequel l’aide aux victimes doit demeurer au centre de toutes les interventions».
56. La police et les organes nationaux de lutte contre la traite coopèrent étroitement avec la société civile. FIZ, une ONG basée à Zurich, gère en particulier des activités importantes de sensibilisation et de protection des victimes, en coopération étroite avec la police.
4.2.3 Enseignements: importance de données fiables et comparables et de la coopération entre les autorités et la société civile
57. Pendant ma visite d’information en Suisse, j’ai compris qu’il est possible pour un pays ayant légalisé la prostitution de maintenir un assez bon contrôle de la santé et des conditions de travail des travailleurs(euses) du sexe. Toutefois, j’ai relevé au cours de cette visite un problème que j’avais déjà observé en Allemagne: l’absence de données fiables et comparables sur la prostitution et la traite des êtres humains. L’amélioration de la collecte des données est essentielle pour permettre aux autorités de prendre des décisions politiques en connaissance de cause.
58. Le deuxième élément que je voudrais souligner est l’importance de la coopération entre la société civile et les autorités, à tous les niveaux. Les ONG jouent un rôle clé pour aider et assister les victimes de la traite et de l’exploitation et sont souvent en mesure d’aider les enquêtes. Tout processus de réforme des politiques en matière de prostitution et de lutte contre la traite doit s’appuyer sur la participation de ces organisations.
4.3 Pays-Bas
4.3.1 Lien entre la prostitution et la traite
59. L’interdiction de posséder ou de gérer une maison close, en vigueur aux Pays-Bas depuis 1911, a été levée par le Parlement néerlandais en octobre 2000. Le but de la nouvelle loi était de faire sortir la prostitution de la clandestinité, où elle risquait davantage d’être liée à la criminalité. Au cours de la décennie précédente, une politique de «tolérance réglementée» avait été appliquée: les forces de l’ordre et d’autres acteurs du système de justice pénale avaient décidé consciemment de ne pas intervenir dans un domaine formellement considéré comme illégal.
60. Lors de ma visite aux Pays-Bas, la plupart de mes interlocuteurs ont estimé que la loi néerlandaise sur la prostitution de 2000 a en grande partie échoué à atteindre ses objectifs. Bien que l’on puisse observer certaines améliorations dans la condition des travailleurs(euses) du sexe, par exemple dans le domaine de la santé, aucun progrès notable n’a été réalisé dans la lutte contre la traite des êtres humains à des fins d’exploitation sexuelle. Au contraire, le lien entre la prostitution et la traite, même dans les établissements déclarés, s’est de plus en plus renforcé. Des études sociologiques montrent que la situation des prostitué(e)s s’est aggravée pendant la dernière décennie et que la criminalité organisée conserve le contrôle d’une grande partie de l’industrie du sexe, y compris le secteur légalNote.
61. Un rapport de 2008 de la KLPD, la police nationale, indique que 50 % à 90 % des travailleurs(euses) du secteur déclaré de la prostitution travaillent de façon non volontaire. Le rapport décrit le cas de deux criminels condamnés pour traite et exploitation de plus d’une centaine de femmes aux Pays-Bas et dans les pays voisins. L’un des aspects alarmants de cette affaire était que tous les travailleurs(euses) du sexe impliqué(e)s aux Pays-Bas travaillaient dans des maisons closes déclarées et payant des impôts.
62. Bien que les représentants des forces de l’ordre et de la lutte contre la traite que j’ai rencontrés distinguent au niveau conceptuel la prostitution de la traite des êtres humains, ils s’accordent tous à reconnaître que les deux phénomènes sont en fait étroitement liés.
4.3.2 Débat en cours sur la prostitution
63. Le soutien en faveur de la légalisation semble baisser aux Pays-Bas. Un projet de loi prévoyant une série de restrictions de la prostitution est actuellement débattu par le Parlement néerlandais. Entre autres choses, il relèvera l’âge légal minimum des travailleurs(euses) du sexe de 18 à 21 ans. Cette disposition mérite d’être saluée et devrait être imitée par d’autres systèmes juridiques. Même dans les pays où la prostitution est considérée comme un travail ordinaire, elle est fortement stigmatisée dans la société. Ce léger relèvement de la limite d’âge permettrait de faire un choix plus responsable. Pour pouvoir être enregistré comme travailleur(euse) du sexe, il sera aussi nécessaire de parler le néerlandais, l’anglais, l’allemand ou l’espagnol. Il s’agit d’une mesure de sécurité, une personne ne parlant aucune de ces langues pouvant difficilement demander de l’aide.
64. Cette mesure fait partie d’un «système de garde-fous». D’après le personnel de la mairie d’Amsterdam, ce dispositif prévoit la mise en place de mesures légales et administratives – d’ordre technique ou portant sur la santé, la sécurité ou d’autres aspects – visant à rendre la traite des êtres humains plus difficile. Le contrôle de l’application de ces normes donne la possibilité aux organes de répression et à d’autres autorités d’identifier les victimes potentielles de la traite et d’entrer en contact avec elles.
65. Les autorités des grandes villes interviennent également en modifiant sous certains aspects leurs politiques en matière de prostitution. En 2006, le maire d’Amsterdam, Lodewijk Asscher, a refusé de renouveler la licence de 37 lieux de prostitution dans le quartier rouge. Les tippelzones, zones réservées à la prostitution créées par les pouvoirs publics, ont été fermées à Rotterdam et La Haye, ainsi que le tiers des maisons closes à vitrine d’Amsterdam. Dès 2003, le maire d’Amsterdam, Job Cohen, avait déclaré que la légalisation semblait inefficace comme moyen de prévention de la traite. Créer une zone sûre pour les travailleurs(euses) du sexe, a-t-il déclaré, s’est révélé impossible, une grande partie du secteur de la prostitution étant contrôlée par la criminalité organiséeNote. La ville d’Amsterdam a adopté récemment une réglementation qui fait écho au projet de loi en préparation à l’échelon national. L’âge minimum des travailleurs(euses) du sexe a, par exemple, déjà été fixé à 21 ans.
66. Certains représentants des travailleurs(euses) du sexe soutiennent l’approche actuelle fondée sur la légalisation. C’est le cas, par exemple, de Mme Ilonka Stakelborough, représentante de l’organisation Stichting Geisha, qui a participé à l’audition sur la prostitution et la traite des êtres humains tenue à Strasbourg le 24 avril 2013 dans le cadre du Réseau parlementaire pour le droit des femmes de vivre sans violence. A cette occasion, elle a déclaré qu’un grand nombre de travailleurs(euses) du sexe sont dans l’industrie de la prostitution par choix et tout à fait prêt(e)s à coopérer avec les autorités contre la prostitution forcée, également dans leur propre intérêt.
67. Toutefois, plusieurs parlementaires néerlandais, notamment M. Gert-Jan Segers de l’Union chrétienne, sont favorables à l’«approche suédoise» reposant sur l’incrimination de l’achat de services sexuels. Lors de ma visite, M. Segers m’a indiqué que l’attitude à l’égard de la prostitution aux Pays-Bas n’est pas la même qu’en Scandinavie, de nombreuses personnes considérant la prostitution comme une forme de liberté sexuelle et beaucoup moins comme une conséquence de l’inégalité entre les sexes. Il appelle par conséquent à réformer progressivement la législation néerlandaise sur la prostitution.
4.3.3 Enseignements: les particularités nationales doivent être prises en compte lors de la conception des politiques en matière de prostitution; bien que la plupart des victimes soient des femmes, des hommes sont aussi victimes de la traite à des fins d’exploitation sexuelle
68. La plupart des ONG que j’ai rencontrées aux Pays-Bas sont favorables à une réforme de la réglementation de la prostitution afin de contrer les effets secondaires de la légalisation. Elles reconnaissent, de façon pragmatique, que la pénalisation des clients serait difficile à faire accepter au grand public mais pensent que des mesures intermédiaires sont possibles. Celles-ci devraient inclure la pénalisation des activités liées à la prostitution comme le proxénétisme. Une telle pénalisation représenterait un pas important afin de rendre plus difficile la traite à des fins d’exploitation sexuelle.
69. Pendant cette visite, j’ai eu très fortement le sentiment qu’il ne serait guère possible de proposer une politique unique en matière de prostitution pouvant convenir à tous les Etats membres du Conseil de l’Europe. Les particularités culturelles à prendre en compte, non seulement les mentalités mais aussi l’histoire, le développement de la société, l’aptitude à faire appliquer la loi et la réglementation et les capacités de lutte contre la criminalité, sont si nombreuses qu’il paraît tout à fait légitime que ce débat soit un débat national.
70. Aux Pays-Bas, mon attention a été attirée sur la question de la prostitution masculine. Une part notable des travailleurs(euses) du sexe qui reçoivent une aide du Centre Prostitution et Santé d’Amsterdam (environ 25 %) sont de sexe masculin. La prostitution masculine ne constitue pas un cas à part: plusieurs experts ont indiqué qu’une part importante des travailleurs du sexe sont des victimes de la traite.
5 Pénalisation
5.1 Suède
5.1.1 Politique en matière de prostitution
71. En 1999, la Suède a adopté la loi sur l’interdiction de l’achat de services sexuels, qui interdit et sanctionne l’achat de services sexuels mais non leur vente. La Norvège et l’Islande ont adopté une législation similaire respectivement en 2008 et 2009.
72. La loi suédoise visait à réduire la demande afin de combattre la prostitution. Comme l’a écrit la spécialiste Gunilla Ekberg, l’une des pierres angulaires des politiques suédoises en matière de prostitution est qu’elles sont axées sur leur cause profonde, à savoir que, «sans la demande des hommes et leur utilisation de femmes et de filles à des fins d’exploitation sexuelle, l’industrie mondiale de la prostitution ne pourrait pas prospérer et s’étendre»Note.
73. La proposition visant à criminaliser l’achat de services sexuels s’appuyait sur l’idée que la prostitution est une forme de violence à l’égard des femmes et constitue un obstacle à l’égalité entre les femmes et les hommes. L’idée sous-jacente était que la distinction entre prostitution volontaire et forcée n’est pas pertinente. Les partisans de cette politique soulignent que la prostitution est liée à la violence à différents égards. La plupart des femmes qui se livrent à la prostitution ont subi des violences sexuelles dans leur enfance. Parallèlement, il a été démontré qu’un certain nombre de facteurs oppressifs, notamment l’inégalité entre les sexes, les discriminations fondées sur la race et le sexe ainsi que la violence physique et psychologique perpétrée par des proches et des partenaires de sexe masculin, favorisaient la prostitution forcée des femmes et des jeunes filles. En outre, il est avéré que la vente de services sexuels peut nuire aux femmes, sur le plan physique et psychologique, surtout à long terme. La plupart des femmes qui sont parvenues à sortir de la prostitution décrivent des années de mauvais traitements de la part des clients et des proxénètes. Elles sont frappées, insultées, menacées, violées et victimes de harcèlement moral et sexuel.
74. Examinant le problème sous un autre angle, les partisans de l’interdiction de la prostitution avancent également que le fait que les hommes puissent «acheter le corps de femmes» représente en soi une atteinte à la dignité de ces dernières. Lorsque la loi sur l’interdiction de l’achat de services sexuels a été adoptée, dans le cadre d’une loi plus vaste sur la violence faite aux femmes, elle avait clairement pour objectif d’éliminer la prostitution plutôt que de la réglementer.
75. La loi sur l’interdiction de l’achat de services sexuels prévoyait des sanctions, à savoir une amende ou une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à six mois. En 2011, la peine maximale d’emprisonnement a été portée à un an. Aucune peine d’emprisonnement n’a encore été imposée au titre de cette loiNote. La sanction la plus fréquente est une amende et, dans un nombre de cas réduit, une peine de prison avec sursis a été prononcée. Il n’est pas infondé de dire que l’objectif principal de cette loi n’est pas de sanctionner sévèrement les «clients» des prostitué(e)s, mais plutôt de véhiculer un message fort à l’intention de la population, en rappelant que la prostitution est inacceptable. L’inspecteur Simon Häggström, de l’Unité Prostitution de la police de Stockholm, invité à l’audition du Réseau parlementaire pour le droit des femmes de vivre sans violence, a souligné que, si la loi a déclenché un vif débat lorsqu’elle a été adoptée et suscité de vives critiques de la part de certains, elle bénéficie actuellement d’un vaste soutien dans l’opinion publique suédoise, notamment chez les jeunes. En outre, en tant qu’officier de police, il confirme que la prostitution dans la rue a radicalement diminué dans les villes suédoises.
76. Lors de mes rencontres avec d’autres membres de l’Unité Prostitution pendant ma visite d’information en Suède, ceux‑ci ont insisté sur le fait que la législation actuelle a atteint son objectif de décourager les acheteurs de services sexuels. Une forte stigmatisation sociale s’attachant à la prostitution dans le pays, le risque de devoir faire face à des poursuites pénales suffit à dissuader la plupart des acheteurs potentiels. Les individus pris en flagrant délit, m’ont indiqué les policiers, reconnaissent leur culpabilité dans tous les cas et acceptent de payer une amende plutôt que de devoir comparaître devant un tribunal. La lettre que doit envoyer la police au domicile ou au lieu de travail d’un individu pour le notifier qu’une procédure est en cours a, à elle seule, un effet dissuasif et constitue presque une sanction.
77. La plupart de mes interlocuteurs suédois, que ce soient des parlementaires, des fonctionnaires ou des membres de la société civile, ont fait part de leur soutien sans réserve pour la législation actuelle et sont convaincus qu’elle a eu un impact positif. La loi semble effectivement avoir fait passer le message que la prostitution est inacceptable, ce qui était le but essentiel du législateur. Selon des sondages périodiques, les jeunes sont particulièrement favorables à la législation en vigueur.
78. La «force de conviction» de la loi sur l’interdiction de l’achat de services sexuels est également démontrée par le changement d’opinion de certains milieux politiques: cette loi bénéficie désormais d’un consensus dans les principaux partis politiques.
5.1.2 Effets sur la traite
79. En 2010, le gouvernement suédois a publié un rapport basé sur l’analyse des tendances observées en matière de prostitution au cours des dix années qui ont suivi l’adoption de la loi. Ce rapport indique que, au cours de la décennie 1998-2008, le nombre de femmes se livrant à la prostitution de rue en Suède a diminué de moitié. La proportion d’hommes déclarant avoir payé en échange de services sexuels était de 8 % en 2008, alors que ce pourcentage atteignait 13,6 % en 1996 (le nombre d’hommes achetant des services sexuels serait en réalité de 4 %, puisque la moitié des hommes interrogés a déclaré l’avoir fait pour la dernière fois avant 1999). Le nombre total de femmes s’adonnant à la prostitution dans le pays est passé de 2 500 en 1998 à 1 500 en 2003, d’après Kajsa Wahlberg, rapporteure nationale de la Suède sur la traite des êtres humains.
80. Le rapport indique également qu’il y a eu des répercussions considérables sur la traite des êtres humains, particulièrement si l’on compare avec les pays voisins. Le nombre de femmes et de filles étrangères introduites en Suède dans le cadre de la traite à des fins d’exploitation sexuelle était estimé entre 200 et 400 en 2005 en Suède, alors qu’il se situait approximativement entre 15 000 et 17 000 en Finlande (dont la population est beaucoup moins nombreuse que celle de la Suède).
81. Selon Mme Ekberg, le service suédois d’enquêtes criminelles a reçu des informations d’Interpol et d’autres organes internationaux indiquant que le pays n’est plus une destination attrayante pour les trafiquants. Des conversations téléphoniques interceptées entre des proxénètes et des trafiquants montrent que le marché local de la prostitution est devenu plus dangereux et moins lucratif. Des témoignages de victimes confirment également que les trafiquants jugent d’autres destinations européennes plus attrayantes.
5.1.3 Evaluation de l’impact global
82. L’évaluation positive de la législation en vigueur ne fait pas l’unanimité, comme le soulignent certains représentants de la société civile et des milieux universitaires qui dénoncent ce qu’ils estiment être des lacunes et des effets inattendus du nouveau système. Selon eux, même si la prostitution de rue a diminué, la vente de services sexuels se poursuit sous d’autres formes, notamment via internet. Au moment de l’adoption de la loi suédoise sur l’interdiction de l’achat de services sexuels, internet était en pleine expansion et il a rapidement modifié de nombreux aspects de la vie quotidienne d’un grand nombre de citoyens. Cela ne facilite pas l’évaluation des répercussions de ce texte de loi sur l’ampleur globale du commerce sexuel. Les détracteurs de la loi de 1999 affirment donc que l’industrie de la prostitution s’est tournée en partie vers la clandestinité et que, par conséquent, le travail sexuel est devenu plus dangereux. En outre, le fait d’enrayer la traite des êtres humains dans un pays n’a peut-être pour effet que de déplacer le problème vers d’autres pays, notamment les pays nordiques voisins.
83. Au vu de ces observations, le Gouvernement suédois a demandé récemment au conseil d’administration du comté de Stockholm de recueillir des données sur l’ampleur de la prostitution et ses différentes formes dans le pays. Les résultats de cette enquête devraient être rendus publics en mars 2015.
5.1.4 La réglementation suédoise sur la prostitution: plus que des bonnes pratiques
84. Il serait difficile de formuler en une seule phrase les «enseignements» de l’expérience suédoise. La réglementation et les politiques de la Suède en matière de prostitution ont été le point de départ et la principale inspiration pour l’élaboration du présent rapport. En 1999, les législateurs visionnaires de la Suède ont démontré qu’il est possible d’adopter une approche radicalement nouvelle de la prostitution, en ciblant non plus les travailleurs(euses) du sexe, mais leurs clients. Cette réglementation qui, de prime abord, a pu sembler idéologique ou moralisatrice, est aujourd’hui reconnue comme un outil important dans la lutte contre la traite des êtres humains aux fins d’exploitation sexuelle. Les législateurs d’autres pays européens devraient accorder une attention toute particulière à cette expérience à l’heure de réformer leur propre dispositif d’encadrement juridique de la prostitution.
5.2 Pays interdisant tous les aspects de la prostitution, y compris la vente de services sexuels
85. Outre les pays que j’ai visités dans le cadre de l’élaboration du présent rapport, il en est d’autres où la vente de services sexuels est interdite, et sur lesquels voici quelques informations. C’est notamment le cas de plusieurs pays d’Europe centrale et orientale. Je me limiterai à trois exemples: la Fédération de Russie, qui est un des principaux pays d’origine et de destination de la traite des êtres humains, ainsi que la Roumanie et la Serbie, deux pays des Balkans qui sont également Parties à la Convention du Conseil de l’Europe contre la traite des êtres humains.
86. En Fédération de Russie, la réglementation pénale et administrative interdit la prostitution et les activités connexes. Le code pénal de 1996 érige en infraction pénale l’activité d’organiser la prostitution avec recours à la violence ou aux menaces et le proxénétismeNote. Le code des infractions administratives de 2001 prévoit, pour la prostitution (vente de services sexuels), une amende symbolique d’un maximum de 2 000 roubles (65 euros)Note.
87. Malgré cette interdiction, la prostitution est un phénomène très répandu en Russie. En janvier 2013, le vice-ministre de l’Intérieur, Igor Zoubov, a présenté les conclusions d’une étude qui indique que la Russie compte plus d’un million de prostituéesNote. D’après «la Rose d’argent», une organisation de travailleurs(euses) du sexe, leur nombre pourrait être de 3 millionsNote. Des études ont certes été réalisées localement (par exemple la Saint-Pétersbourg et à Orenbourg) mais, comme dans la plupart des autres pays, l’on ne dispose pas de chiffres fiables sur la prostitution au niveau nationalNote.
88. Ces dernières années ont vu surgir un débat sur la possibilité de légaliser la prostitution en RussieNote. En 2012, le «Fonds pour la police de la moralité», un groupe de pression, a organisé une conférence et a proposé un projet de loi fédérale de «réglementation et contrôle par l’Etat des services sexuels», qui proposait notamment que les prostituées payent des impôts et que leur activité soit encadrée par le droit du travail. Des initiatives individuelles comparables ont été annoncées par des politiciens. Une légalisation de la prostitution est peu vraisemblable, étant donné l’opposition de la très influente Eglise orthodoxe. Curieusement, même des organisations de travailleurs(euses) du sexe comme «la Rose d’argent» se sont opposées à une légalisation, mais en défendant un autre point de vue. Elles affirment que cela provoquerait globalement une augmentation du nombre de travailleurs(euses) du sexe et que, avant de penser à prélever des impôts, l’Etat devrait fournir aux prostituées une assistance médicale, de la sécurité et du respectNote.
89. La traite des êtres humains prospère tout autant. D’une part la Fédération de Russie est signalée comme une des principales destinations de la traite des êtres humains en provenance de diverses régions, y compris le Sud-Est asiatique, et de l’autre une étude publiée en 2013 par l’Institut universitaire européen et par le Centre Robert Schuman d’études avancées affirme que, chaque année, de 30 000 à 60 000 femmes et enfants russes sont victimes de la traite à des fins d’exploitation sexuelleNote.
90. Malheureusement, la Fédération de Russie n’est pas Partie à la Convention du Conseil de l’Europe contre la traite des êtres humains. J’espère que la situation changera à l’avenir parce que le système mis en place par la convention serait plus solide et plus efficace s’il comptait la Russie parmi ses membres. Récemment, lors d’une manifestation organisée en collaboration avec le GRETA, il m’a été indiqué que les autorités de ce pays élaborent actuellement de nouvelles mesures de lutte contre la traite des êtres humains. Je me réjouis de cette évolution.
91. En Roumanie, le ministre de l’Intérieur Vasile Blaga a proposé, en 2007, de légaliser la prostitution, mais aucun changement n’est intervenu par la suiteNote. La prostitution a été érigée en infraction pénale, mais elle reste largement répandue dans le pays. Une étude universitaire présentant la situation dans quatre pays d’Europe, dont la Roumanie, indique qu’il y a souvent des prostituées dans les hôtels mais aussi dans des appartements privés. L’on peut notamment accéder à des services sexuels en passant par le personnel hôtelier, les chauffeurs de taxi et l’internetNote.
92. Sur le plan de la traite, la Roumanie est essentiellement un pays d’origine, comme le déclare l’Agence nationale de lutte contre la traite des êtres humains dans son rapport de 2011.Note En 2012, le GRETA a publié son premier rapport sur la Roumanie, le pays ayant adhéré à la Convention du Conseil de l’Europe contre la traite des êtres humains. Le Groupe d’experts a exprimé un avis mitigé sur les politiques de lutte contre la traite dans les pays qui se sont dotés d’une réglementation très complète, mais où la mise en œuvre n’est pas toujours satisfaisante. Parallèlement, le GRETA a salué les efforts des autorités roumaines dans le domaine des enquêtes et des poursuites dans les affaires de traite, et pour l’adoption de dispositions légales spécifiques garantissant l’impunité des victimes involontaires de la traite pour leur participation à des activités illicites. Cette disposition me paraît très positive, car les poursuites pénales à l’encontre des victimes de la prostitution forcée soumettraient ces dernières à une nouvelle injustice grave, infligée cette fois par les autorités.
93. La Serbie, qui est également Partie à la Convention du Conseil de l’Europe contre la traite des êtres humains, a mis en place une interdiction de la prostitution assortie d’une peine de prison de 5 à 10 ans. Ces très lourdes sanctions ne semblent pas avoir d’impact significatif, si l’on considère qu’au cours des dix dernières années la prostitution a pris un essor considérable, à tel point que la police est débordée.Note En janvier 2014, le GRETA a publié son premier rapport sur la SerbieNote. J’aimerais laisser de côté l’évaluation générale du Groupe d’experts sur les efforts consentis par les autorités serbes dans la lutte contre la traite pour souligner deux aspects spécifiques. Certes, le Code pénal érige en infraction pénale le fait d’utiliser en toute connaissance de cause les services d’une victime de la traite d’êtres humains. Je m’associe à l’évaluation positive que le GRETA fait de cette disposition. Par contre, l’exemption de poursuites dont devraient bénéficier les victimes de la traite pour les activités illicites commises sous la contrainte n’a pas été mise en place. Cette lacune mériterait d’être comblée par les autorités serbes, pour les mêmes raisons que celles évoquées pour saluer les dispositions correspondantes prises par la Roumanie.
94. L’exemple des pays qui érigent en infraction pénale la vente de services sexuels ne semble pas positif. Premièrement, la mise en œuvre de cette approche manque de cohérence: sur le papier, son objectif est de lutter contre la prostitution sous toutes ses formes, mais aucun contrôle n’est réalisé sur le terrain. Deuxièmement, les travailleurs(euses) du sexe constituent le maillon le plus vulnérable de la chaîne de la prostitution, surtout quand ils sont victimes de la traite ou de la prostitution forcée. Les sanctions pénales qui les visent ne font qu’augmenter leur vulnérabilité et, si la prostitution n’est pas librement consentie, ce qui paraît être le cas de la vaste majorité, il en résulte une grave injustice.
6 Légalisation ou pénalisation: études universitaires
95. Une étude universitaire s’appuyant sur la théorie économique, menée récemment pour analyser les conséquences de la légalisation de la prostitution sur la traite des êtres humains, tire des conclusions intéressantes. Des chercheurs de la London School of Economics and Political Science, de l’université de Heidelberg et de l’Institut allemand de recherche économique de Berlin ont comparé un grand nombre de données et d’études disponibles sur la prostitution dans un certain nombre de paysNote.
96. Selon cette étude, la légalisation de la prostitution pourrait avoir deux effets opposés sur la traite des êtres humains: d’un côté, conduire à une expansion du marché de la prostitution et donc accroître la traite des êtres humains («effet d’échelle»); de l’autre, faire baisser la demande de personnes soumises à la traite en augmentant l’offre de travailleurs(euses) du sexe légaux («effet de substitution»). La comparaison empirique de données de 150 pays a conduit les chercheurs à conclure que l’effet d’échelle l’emportait. En d’autres termes, légaliser la prostitution semble conduire à une hausse de la traite des êtres humains.
97. L’article en question compare la situation en Allemagne et en Suède. Il montre que, en Allemagne, le nombre de personnes travaillant en tant que prostitué(e)s était estimé à 150 000 en 2006, soit 62 fois plus qu’en Suède (dont la population est environ 10 fois moins nombreuse que celle de l’Allemagne). Les chiffres de l’OIT indiquent qu’en 2004, il y avait 32 800 victimes de la traite en Allemagne, c’est-à-dire 60 fois plus qu’en Suède.
98. Les auteurs soulignent qu’en Allemagne il y a suffisamment de données pour comparer la situation avant et après l’adoption de la loi sur la prostitution en vigueur. Cette comparaison donne des résultats édifiants: les estimations sur la période 1996-2003 révèlent que le nombre de victimes de la traite a baissé entre 1996 et 2001, puis à nouveau augmenté en 2002 et 2003, à savoir après la légalisation de la prostitution dans la législation allemande.
99. Une autre étude reposant sur une approche de type économique a été publiée en 2010, puis révisée en 2013 par deux chercheurs de l’université de Göteborg, Niklas Jakobsson et Andreas KotsadamNote. Cette étude aboutit à la conclusion que la pénalisation de la prostitution réduit la traite des êtres humains: «La traite de personnes à des fins d’exploitation sexuelle commerciale est moins prévalente dans les pays où la prostitution est illégale; elle est plus fortement prévalente dans les pays où la prostitution a été légalisée et se situe à un niveau intermédiaire dans les pays où la prostitution est légale mais le proxénétisme illégal».
100. Mme Corinne Dettmeijer, rapporteure nationale des Pays‑Bas sur la traite des êtres humains, que j’ai eu le plaisir de rencontrer à La Haye, a publié un article dans lequel elle critique les deux études que je viens de mentionner. Mme Dettmeijer pense que l’absence de chiffres fiables sur la traite des êtres humains fait qu’il est impossible de parvenir à des conclusions solides sur l’approche légale préférable en ce domaine. «Le problème», écrit-elle, «n’est pas l’absence d’estimations mais le fait que les estimations existantes ne sont ni fiables, ni exactes»Note.
101. Malgré les difficultés auxquelles se heurtent les chercheurs pour trouver des données exploitables, les deux études sur la prostitution et la traite mentionnées plus haut me semblent être des contributions intéressantes et utiles pour la discussion. Les indications qu’elles contiennent sont intelligentes et pertinentes. Néanmoins, je partage les préoccupations de Mme Dettmeijer et de beaucoup d’autres sur l’absence de données fiables. Elles montrent une fois encore que la poursuite des enquêtes et de la collecte de données en ce domaine est une priorité absolue et devrait être encouragée à la fois au niveau national et international dans les années à venir.
7 Faits récents dans d’autres Etats membres du Conseil de l’Europe
7.1 Scandinavie
102. Depuis l’adoption de la loi interdisant l’achat de services sexuels, la société civile comme les pouvoirs publics suédois plaident activement pour que l’approche adoptée par leur pays en matière de prostitution soit transposée dans d’autres pays. Des conférences ont été organisées pour présenter l’initiative et des documents d’information publiés en plusieurs langues.
103. Après un long débat public, la Norvège a adopté le modèle suédois en 2008, suivie de l’Islande en 2009. Cela incite les autres pays à faire de même, notamment le Danemark, à la fois en raison de la proximité culturelle et du risque que le recul de la prostitution et de la traite des êtres humains chez ses voisins n’en entraîne une recrudescence sur son territoire. Des études menées en Suède révèlent déjà que, si le nombre de prostitué(e)s a diminué rapidement dans le pays, il aurait augmenté à CopenhagueNote.
104. Dans un certain nombre de pays, y compris ceux ayant adopté une approche plus libérale à l’égard de la prostitution, l’idée d’instaurer une réglementation plus stricte et de criminaliser l’achat de services sexuels fait de plus en plus d’adeptes. Les législateurs et les responsables politiques s’engagent toujours plus à lutter contre la traite des êtres humains au niveau international, mais ils constatent également que la légalisation se révèle inefficace et inapte à protéger les victimes et à rompre le lien entre prostitution et criminalité organisée.
7.2 Royaume-Uni
105. En Angleterre, au pays de Galles et en Irlande du Nord, la loi sur le travail de police et les infractions pénales (Policing and Crime Act) de 2009 a introduit une nouvelle infraction visant les personnes payant pour les services sexuels d’un(e) prostitué(e) «soumis(e) à la contrainte». L’une des particularités de cette infraction pénale est qu’elle repose sur le concept de responsabilité absolue, ce qui veut dire que, pour être pénalement responsable, il n’est pas nécessaire que le client soit conscient du fait que le/la prostitué(e) était contraint(e) à la prostitution. Etant donné que cette législation assez rigoureuse est en vigueur, il serait assez facile de passer à la pénalisation de tous les clients. En 2011, un an après l’entrée en vigueur de la loi, la presse a rapporté que le nombre de condamnations était très faible. Certains policiers jugent la disposition susmentionnée difficile à appliquer et demandent que le texte soit simplifiéNote. Le débat sur cette forme de pénalisation s’est développé pendant les derniers mois. Le groupe parlementaire multipartite sur la prostitution et l’industrie mondiale du sexe a lancé une consultation publique sur la prostitution: son président, Gavin Shuker, a appelé le gouvernement à envisager l’incrimination de l’achat de services sexuels comme moyen de réduire la demandeNote.
106. Le 12 septembre 2012, Rhoda Grant, membre du Parlement écossais, a déposé une proposition de loi pour ériger en infraction pénale l’achat de services sexuels. Mme Grant, qui considère la prostitution comme une forme de violence à l’égard des femmes, cite de très nombreuses études montrant que la majorité des femmes impliquées dans la prostitution ne le font pas de leur plein gré.
107. La proposition de loi déposée par Mme Grant a donné lieu à une consultation publique qui s’est achevée en décembre 2012. Cette consultation a recueilli plus d’un millier d’avis, dont 80 % étaient favorables. Sur la base de ces résultats positifs, une proposition finale a été soumise en mai 2013 et est examinée selon la procédure ordinaire du parlement écossais. Si cette proposition est approuvée, la nouvelle législation pourrait entrer en vigueur en 2014.
7.3 Irlande
108. En juin 2013, la commission du parlement irlandais sur la justice, la défense et l’égalité a émis un rapport demandant une réforme de la législation relative à la prostitution, en vue d’adopter des dispositions réprimant l’achat de services sexuels ou toute tentative, demande ou accord en ce sens. Le rapport fait explicitement référence à l’expérience suédoise et précise que la loi devrait considérer qu’aucune infraction n’est commise par la personne qui propose ses services sexuelsNote.
7.4 Malte
109. A Malte, un amendement au code pénal adopté le 3 décembre 2013 a modifié un certain nombre de dispositions relatives à la traite des êtres humains. Il a introduit, entre autres, l’article 248F.2 sur «l’aide et la complicité» sanctionnant «[t]oute personne qui participe à l’organisation de services ou d’un travail ou y recourt ou en profite (…) en sachant que la personne fournissant ces services est victime de la traite d’êtres humains (…)». La sanction pénale prévue est une peine d’emprisonnement de dix-huit mois à cinq ans. Bien que l’élément de conscience du fait qu’une personne est victime de la traite rende ces dispositions moins strictes que celles reposant sur le modèle suédois (ou même que la législation d’Angleterre, du pays de Galles et d’Irlande du Nord), elles me semblent aller dans la bonne direction. L’utilisation du travail ou d’autres services d’une victime contribuant évidemment à accroître la traite des êtres humains, il est juste de considérer que ces agissements constituent en eux-mêmes une infraction pénale.
7.5 France
110. En mars 2013, la France a supprimé le crime de racolage passif du code pénal. L’article 225-10-1 punissant cette infraction d’une peine d’emprisonnement de deux mois et d’une amende de 3 750 € a été abrogé.
111. Le 4 décembre 2013, l’Assemblée nationale française a approuvé un projet de loi introduisant une nouvelle réglementation de la prostitution. Ce texte a pour but de sanctionner les personnes qui paient pour obtenir un service sexuel: la sanction prévue est une sanction pécuniaire (une amende de 1 500 €, multipliée par deux en cas de récidive), la peine d’emprisonnement originellement incluse dans le texte ayant été supprimée. Le texte mentionne parmi ses objectifs la lutte contre la traite des êtres humains. La position des législateurs français semble donc évoluer.
112. Lors d’une audition organisée le 28 janvier 2014 à Strasbourg, Gérard Théry, du «Mouvement du Nid» s’est déclaré entièrement favorable au projet de loi actuellement examiné par le Parlement français parce qu’il adopte la perspective d’une pénalisation de l’achat de services sexuels, mais va également plus loin. Il énonce certaines dispositions visant à protéger les travailleurs(euses) du sexe, qui se trouvent dans une situation à la fois vulnérable et précaire, et propose des stratégies de sortie à ceux et à celles qui souhaitent sortir de la prostitution. En revanche, Mme Irène Aboudaram, de Médecins du Monde, a fait observer que les dispositions de ce projet de loi pourraient pousser la prostitution dans la clandestinité rendant ainsi les victimes difficiles à atteindre, notamment pour les professionnels de la santé, aux fins de la prévention et du traitement des maladies sexuellement transmissibles.
113. Un aspect très important de ce projet législatif est qu’il ne se limite pas à sanctionner les clients. Comme nous l’avons déjà vu, la prostitution est un sujet complexe qui ne saurait faire l’objet d’une approche simpliste. L’importance de ce projet de loi tient aussi au fait que, pour la première fois, le «modèle suédois» a franchi les frontières des pays nordiques, ce qui montre qu’il est possible de parvenir à un consensus politique autour de cette approche dans un pays aux traditions juridiques et sociales différentes.
8 Organisations de travailleurs(euses) du sexe: représentativité et inclusion
L’histoire d’Ilonka«Je m’appelle Ilonka Stakelborough. J’ai fondé Stichting Geisha, un syndicat de travailleurs(euses) du sexe aux Pays-Bas. J’ai travaillé comme travailleuse du sexe pendant 25 ans, 4 heures par jour et 3 jours par semaine. J’ai choisi cet emploi parce qu’il me permettait de passer du temps avec mes enfants, en leur donnant la possibilité d’étudier ce qu’ils voulaient où ils voulaient.» |
114. Il m’a paru nécessaire, en vue de la préparation de ce rapport, de prendre en compte le point de vue des travailleurs(euses) du sexe au sujet des différentes politiques et réglementations concernant la prostitution. J’ai rencontré des représentantes des travailleurs(euses) du sexe pendant ma visite en Suède et en Allemagne. J’ai également établi des contacts avec les organisations pertinentes en Suisse et aux Pays‑Bas.
115. L’organisation néerlandaise la plus connue de travailleurs(euses) du sexe, Stichting Geisha, était représentée à l’audition sur la prostitution et la traite des êtres humains organisée à Strasbourg par le Réseau parlementaire pour le droit des femmes de vivre sans violence. A cette occasion, la représentante de Stichting Geisha, Mme Ilonka Stakelborough, a exprimé l’opposition de son organisation à la pénalisation de l’achat de services sexuels, en déclarant que la plupart des travailleurs(euses) du sexe ont choisi volontairement cette activité.
116. Ce point de vue était partagé à Berlin par Mme Theodora Becker et Mme Friederike Strack de l’organisation Hydra, qui s’oppose à la réforme de la législation allemande actuelle. Elles ont affirmé que les victimes de la prostitution forcée et de la traite ne constituent qu’une minorité des travailleurs(euses) du sexe.
117. A Stockholm, j’ai pu m’entretenir avec Mme Pye Jakobsen, coordinatrice de Rose Alliance, une organisation de défense des travailleurs(euses) du sexe des grandes villes suédoises. Elle est elle-même une ancienne travailleuse du sexe et il se trouve qu’elle est entrée dans la prostitution dans mon pays, le Portugal, et a même travaillé quelque temps dans ma circonscription. Elle m’a déclaré que la prostitution avait été pour elle un choix volontaire et que seule une petite minorité de travailleurs(euses) du sexe, 5 % peut-être, était contrainte à la prostitution. Elle a critiqué la législation suédoise actuelle qu’elle juge inefficace et considère que l’évaluation de son impact par le gouvernement est partiale. Attentive dans ses manières et sachant s’exprimer, elle a exposé très clairement son point de vue. Je l’ai crue lorsqu’elle m’a déclaré que la plupart des personnes qu’elle connaît dans l’industrie du sexe y travaillent de façon volontaire et ont choisi librement de le faire. Cependant, je demeure convaincu que la prostitution volontaire n’est qu’un mythe. Une histoire fascinante visant à expliquer une réalité ancienne, mais qui ne peut pas être utilisée pour élaborer des politiques en matière de prostitution et de traite d’êtres humains.
118. Bien qu’ayant écouté attentivement leurs représentantes, je pense que la plupart des organisations de travailleurs(euses) du sexe ne sont plus représentatives du monde de la prostitution en Europe. Leurs membres et leurs dirigeants sont composés pour l’essentiel de travailleurs(euses) du sexe qui pratiquent cette activité dans des conditions assez sûres et stables et sont pour la plupart des ressortissants du pays où ils/elles travaillent. Aujourd’hui, la grande majorité des travailleurs(euses) du sexe, que ce soit dans les rues ou dans les maisons closes, sont d’origine étrangère. On a souvent reproché à De Roode Draad (Le fil rouge), qui fut à un moment la principale organisation de travailleurs(euses) du sexe aux Pays‑Bas, de trop chercher à donner une image positive de la prostitution et d’être trop éloignée des vrais problèmes des travailleurs(euses) du sexe, en particulier les étrangersNote. En 2010, Karina Schaapman, une ancienne travailleuse du sexe devenue ensuite membre du conseil municipal d’Amsterdam, a déclaré que 75 % des prostitué(e)s d’Amsterdam étaient né(e)s à l’étrangerNote.
119. Je pense que cette estimation est aussi valable en gros pour le reste de l’Europe. Les défis auxquels sont confrontées les prostituées d’origine étrangère sont différents et plus graves. Nombre d’entre elles sont victimes de la traite. Elles sont généralement plus vulnérables car elles souffrent de l’isolement et de l’absence de liens personnels. Certaines d’entre elles sont exposées au risque d’expulsion par les services de l’immigration, ce dont les proxénètes se servent souvent pour garder le contrôle sur elles.
120. La législation relative à la prostitution devrait être conçue et appliquée en tenant compte de son impact sur la situation des travailleurs(euses) du sexe, leur santé, leur sécurité et leur liberté de choix. Les représentants des travailleurs(euses) du sexe devraient avoir leur mot à dire sur la réglementation pertinente et devraient être consultés au cours de son élaboration. Les positions des organisations assistant les victimes de prostitution forcée et de traite à des fins d’exploitation sexuelle devraient être également prises en considération, puisque ces victimes ne sont pas représentées par les organisations des travailleurs(euses) du sexe. Cependant, le choix final de l’approche juridique à adopter ne devrait pas dépendre uniquement des besoins et des intérêts d’une petite minorité. La protection des droits humains devrait constituer la première priorité lors de l’adoption des politiques à l’égard de la prostitution et de la traite.
9 Conclusions
121. Il existe un consensus général au sujet de la nécessité de lutter contre la traite des êtres humains, qui est l’une des violations des droits humains les plus ignobles et les plus sous-estimées à l’échelle mondiale et constitue une atteinte à la dignité humaine. La prostitution forcée et l’exploitation sexuelle sont aussi de graves violations de la dignité humaine. Elles sont une expression de l’inégalité entre les sexes, comme cela est confirmé par le nombre disproportionné de femmes parmi les victimes, et un obstacle sur le chemin vers une réelle égalité entre les femmes et les hommes. Toutefois, étant donné l’ampleur du problème, les intérêts économiques en jeu et la nature transfrontalière d’une grande partie de la traite, il faut mettre en place des moyens efficaces pour éradiquer ce fléau.
122. La prostitution est un sujet complexe, présentant plusieurs facettes. Elle a une incidence sur la santé des travailleurs(euses) du sexe avec des conséquence qui vont d’une exposition accrue aux maladies sexuellement transmissibles, aux risques plus importants de dépendance aux drogues et à l’alcool, aux traumatismes physiques et mentaux, à la dépression et autres maladies mentales. La prostitution est souvent liée avec des activités criminelles, telles que la petite délinquance et le commerce de drogue. En outre, les organisations criminelles qui contrôlent la traite d’êtres humains sont souvent impliquées dans le trafic de drogue.
123. Dans la préparation de mon rapport, je suis arrivé à la conclusion que les politiques en matière de prostitution sont le moyen le plus efficace de prévention et de lutte contre la traite des êtres humains aux fins de l’exploitation sexuelle qui, comme nous l’avons mentionné plus haut, représente la majeure partie de la traite des êtres humains en Europe. Cependant, ces politiques ne doivent pas se substituer à l’adoption de mesures spécifiques détaillées, reposant sur un cadre juridique et politique solides et mises en œuvre au moyen de ressources financières et humaines adéquates pour lutter contre la traite des êtres humains.
124. Dans le présent rapport, j’ai examiné la législation et les politiques en matière de prostitution de pays ayant suivi des voies très différentes: certains ont opté pour la légalisation, d’autres pour l’interdiction. Tous ont fait leur choix en s’appuyant sur des raisons qu’ils jugeaient valables et justes: pour certains, le but était de mettre un terme à la stigmatisation des travailleurs(euses) du sexe dans l’optique de la libération sexuelle; d’autres étaient animés par la volonté de parvenir à l’égalité entre les sexes. Cependant, la réalité s’est souvent révélée bien différente des attentes.
125. Comparer l’efficacité des différentes politiques en matière de prostitution au regard de la lutte contre la traite ne va pas sans difficultés. L’obstacle principal est l’absence de données fiables et comparables, ou même d’estimations, qui fait qu’il est impossible de déterminer clairement si la traite augmente ou diminue. Cela tient évidemment au fait que, quel que soit le cadre juridique relatif à la prostitution, la traite des êtres humains est toujours illégale. En outre, dans tous les pays que j’ai visités, les ressources et moyens alloués à l’investigation des cas de traite des êtres humains ne sont aucunement adaptés à l’ampleur du phénomène. Les cas recensés dans les statistiques et les affaires portées devant les tribunaux ne sont que la partie visible de l’iceberg.
126. Etablir un système de collecte de données sur la prostitution et la traite d’êtres humains à l’échelle européenne est donc crucial. Disposer d’informations précises sur ces phénomènes est une précondition à la fois pour élaborer des politiques adéquates et pour évaluer leur impact. Il conviendrait que tous les acteurs pertinents contribuent aux activités de recherche, à savoir les agences nationales de statistique, les organismes scientifiques indépendants et le monde universitaire, sur la base de standards unifiés à l’échelle européenne pour garantir la comparabilité des données. En tant qu’organisation pan-européenne, le Conseil de l’Europe a un rôle important à jouer dans la promotion d’un tel système de collecte de données. Le Comité des Ministres devrait agir en chef de file dans cette initiative.
127. Bien que chaque système présente des avantages et des inconvénients, je pense que les politiques interdisant l’achat de services sexuels sont celles qui ont le plus de chances d’avoir un impact positif sur la réduction de la traite des êtres humains. Tout en reconnaissant que chaque pays doit débattre de façon approfondie de sa politique en matière de prostitution et que la décision ultime doit être prise de façon souveraine, le modèle suédois me semble personnellement celui qui obtient les meilleurs résultats du point de vue de la lutte contre la traite des êtres humains.
128. Les pays qui décident de légiférer devraient réaliser que cette démarche renforce leur responsabilité non seulement de lutter contre la traite des êtres humains, mais aussi de veiller à que les travailleurs(euses) du sexe travaillent dans des conditions de dignité, respectueuses de la réglementation en matière de santé et de sécurité et d’autres normes, et ne soient pas soumis(es) à la contrainte et à l’exploitation.
129. Quel que soit le régime juridique par lequel un pays décide de réglementer la prostitution, il doit pleinement veiller à sa mise en œuvre. Les lois et politiques en matière de prostitution de doivent jamais se limiter à des paroles. L’expérience de plusieurs pays d’Europe démontre que le choix d’une approche juridique ou d’une autre n’est pas automatiquement une garantie de progrès, ni du point de vue de la lutte contre la traite et de la protection des victimes, ni de celui de l’amélioration de la condition des travailleurs(euses) du sexe. Le seul véritable gage de progrès est l’application efficace du cadre juridique. Cela exige une volonté politique cohérente et la mise en œuvre de moyens humains et financiers suffisants.
130. Alors que plusieurs pays d’Europe ont entrepris de modifier la réglementation applicable à la prostitution ou envisagent de le faire prochainement, ils sont peu nombreux à consentir les efforts adéquats pour lutter contre la traite des êtres humains. Les conditions sont aujourd’hui réunies pour que les législateurs et les décideurs politiques optent pour une approche à la fois meilleure et mieux informée. Le lien étroit qui existe entre la prostitution et la traite des êtres humains, notamment en Europe, ne doit jamais être ignoré. Les étapes de l’élaboration, de la mise en œuvre ou de la réforme des lois et politiques sur la prostitution offrent aux autorités nationales une excellente occasion d’intensifier les efforts de lutte contre la traite des êtres humains afin d’obtenir de meilleurs résultats.